Soleá — Préface de Jean-Marc Adolphe

Archéologie d’une constellation

 

Couverture Soleá
« El flamenco no cabe en el papé » (Le flamenco ne tient pas sur le papier). L’auteur de cette maxime, Joaquín el de la Paula (1875-1933), accessoirement tondeur d’ânes, et par ailleurs cantaor de forte trempe, reconnu pour avoir donné ses lettres de noblesse à la soleá de Alcalá, serait sans doute fort étonné de se retrouver aujourd’hui dans l’ouvrage de José Sánchez qui paraît à L’Entretemps dans la collection « L’œil de la letra ». De Joaquín el de la Paula, il ne reste même aucune trace tangible de voix, lui-même n’ayant pas jugé nécessaire d’enregistrer le moindre disque. Lorsqu’il s’en laissa tout de même convaincre, il était trop tard : la mort prit les devants. Ils sont nombreux, dans l’histoire du flamenco, ceux qui négligèrent ainsi la postérité, la refusèrent même parfois comme Macandé, que vénérait par-dessus tout Manolo Caracol, mais qui n’aimait pas les cris du cante jondo sur vinyle, enfermé à l’asile de Cádiz où il ferma les yeux en 1947, syphilitique, tuberculeux, presque paralysé et quasiment aveugle. A contrario, l’illustre Don Antonio Chacón (1869-1929) fut l’un des premiers cantaor à graver des disques dans les années 1900, tout comme Manuel Torre (1878-1933), mais les enregistrements de l’époque ne permettent guère de restituer toutes leurs qualités vocales.

L’histoire du flamenco est lacunaire. Art de tradition orale, dont la transmission, me dit un jour à Sevilla Antonio Farruco, danseur de génie, se fait « de personne à personne » ; ses origines mêmes restent en partie mystérieuses. On doit à Federico García Lorca, notamment avec Romancero Gitano (1928) et Poema del cante jondo (1932), d’avoir largement contribué à ce qu’un regard neuf soit porté sur un art qui était encore rejeté par les milieux intellectuels et cultivés de son époque. Une époque parfois qualifiée d’âge d’or, tant s’y épanouirent de talents musicaux, dans un essor notamment lié aux cafés cantantes, qui ouvrirent à Sevilla à partir de 1847, et dont l’un des plus fameux, le Café de Silverio, avait pour instigateur Silverio Franconetti, lui-même disciple de l’école gitane d’El Fillo. C’est encore dans ces cafés cantantes que va peu à peu s’imposer la guitare, s’ajoutant aux palmas et autres percussions de mains et de pieds qui accompagnaient principalement le chant. Et la liste est longue, là aussi, de ceux qui laissèrent leur empreinte dans une mémoire qui, de génération en génération, s’est transmise et enrichie jusqu’à aujourd’hui.

Le flamenco a son histoire propre, sa culture, son art de vivre, son vocabulaire-dont le compás est le maître-mot. Le Guide d’accompagnement du chant flamenco, que propose José Sánchez, est un véritable travail archéologique. Remonter à la source, tant qu’elle peut l’être ; éclairer et distinguer les ramifications qui se sont opérées, dans la diversité des styles, les couleurs spécifiques qui ont germé d’une ville à l’autre de l’Andalousie, etc. ; faire comprendre et donner à entendre toutes les subtilités d’un art qui semble d’improvisation, mais repose sur une codification tacite qui couve sous la braise de l’instant : telle est la constellation que « L’œil de la letra » invite à explorer. Dans cette constellation, la soleá, dont la forme constitue l’un des plus ardents paysages du flamenco, est la première étape de ce voyage au long cours. Un voyage où, pour reprendre des mots d’Henri Meschonnic, « le chant est qui chante. »

Jean-Marc Adolphe