Flamenco – Les souliers de La Joselito
de Serge Pey
Éditions Les Fondeurs de briques, collection Instrumental
avr. 2017, 360 p., 22 euros, EAN 9782916749426
La poésie merveilleuse de Serge Pey met le cerveau en jubilation grâce au ciselage de la langue dans des textes denses et labyrinthiques.
Une compilation de textes de Serge Pey autour du thème du flamenco. La production de ces textes s’étale sur plusieurs décennies mais le choix de les rassembler dans ce livre les met génialement en valeur. La danseuse La Joselito y occupe une place centrale : elle est une figure de l’exil républicain à Toulouse et a fortement marqué la communauté flamenca de cette ville. Le mystère de la vie de cette danseuse tisse un fil dont les torsions croisent l’univers du poète.
« Son visage avait la beauté d’un vieux diamant renversé et resplendissait, troué par le miroir de ses yeux ensorceleurs de liseuse de cartes ».
Un zoom sur quelques points de cette trame permet de découvrir l’histoire du flamenco en France au vingtième siècle et de comprendre les multiples références présentes dans les écrits de Serge Pey.
La carrière de La Joselito
Carmen Gómez « La Joselito » a vécu ses années d’apprentissage sur les routes d’Andalousie avec ses parents vendeurs ambulants puis à Barcelona formée par La Macarrona. Quand elle est encore enfant, elle rencontre le guitariste Juan Relámpago qui deviendra son mari. Ils quittent Barcelona pour Madrid puis Paris où La Joselito danse dans les fameux ballets de La Argentina. Elle se produit notamment dans L’amour sorcier de Manuel de Falla et Iberia d’Isaac Albéniz.
Toulouse et la communauté de l’exil
La mort de son mari en 1956 stoppe sa carrière de danseuse de ballet. Invitée par Pedro Soler, elle s’installe à Toulouse en 1974 jusqu’à sa mort en 1998. Elle y enseigne et intervient dans des tablaos du sud de la France, le plus souvent accompagnée par Pedro Soler. La transmission de son art influence de nombreuses danseuses, en particulier à travers l’enseignement d’Isabel Soler, formée par la Joselito.
Hommage de la municipalité de Toulouse à La Joselito. Archive INA d’avril 1989
L’œuvre de Serge Pey
Serge Pey est à la fois poète, essayiste, dramaturge, metteur en scène, éditeur, plasticien, performeur… un immense artiste avec une œuvre foisonnante. Il a croisé les routes d’Armand Gatti, André Benedetto, Bernard Lubat, André Minvielle…
Il est un enfant de l’émigration espagnole républicaine à Toulouse et le livre Flamenco, les souliers de La Joselito offre des témoignages émouvants de ce destin familial : le premier poème du livre et la postface racontent par exemple la destruction du quartier des Clottes (quartier où vivaient beaucoup de réfugiés espagnols) dans les années 1970 pour le remplacer par la triste et froide Place Occitane et plus récemment par le Théâtre de la Cité. C’est dans ce quartier disparu que Serge Pey était scolarisé et qu’il a été initié à la poésie ainsi qu’au chant flamenco par Martín Elizondo (voir aussi cette chronique dans El Mundo), qui a collaboré avec le Théâtre du Grenier et écrit la pièce Coplas del tren ou La Joselito.
Ce destin d’exilé républicain a ainsi formé l’engagement politique de Serge Pey. Lire par exemple le long recueil central de Flamenco, les souliers de La Joselito sur la prison de Carabanchel, lieu de mémoire de la répression franquiste (pour en savoir plus sur ce lieu : article des Échos sur la destruction de Carabanchel, photos de Sabrina Martinez et vidéo par l’équipe du Dr. Carmen Ortiz García du CRIC) où une corrida a été donnée dans la cour centrale par et pour les prisonniers.
« Poète-plasticien », « poète-visuel », « poète d’action », Serge Pey est de tous les combats : fondateur des éditions Tribu dans les années 1970, il s’engage contre la guerre du Vietnam, contre la répression en Europe de l’est…
Serge Pey est également plasticien : parmi toutes ses réalisations citons Parole des bâtons, exposé au musée d’art contemporain Les Abattoirs de Toulouse.
Une biographie plus détaillée est disponible sur le site de Serge Pey.
La mythologie du taureau
Les taureaux sont omniprésents dans l’œuvre de Serge Pey : Tauromagia, Coplas infinies pour les hommes-taureaux du dimanche. Le travail de Serge Pey est également jalonné d’événements fondateurs, en particulier d’événements qui ont marqué la ville de Toulouse.
Serge Pey fait par exemple plusieurs références au taureau qui a donné son nom à la rue du Taur de Toulouse. La légende dit que Saturnin, l’évangélisateur de Toulouse a été torturé pour avoir refusé de saluer un taurobole en étant attelé à un taureau et traîné dans les rues de la ville.
Serge Pey fait aussi un lien poétique et hydronymique avec une allusion amusante au Trou du toro, aven du massif de la Maladeta dans les Pyrénées aragonaises qui a longtemps fait la controverse à propos de la source de la Garonne. Là-haut, très loin de la rue du Taur, à 2000 mètres d’altitude, c’est l’eau disparue de la Garonne qui transforme le taur-eau en Taur !
L’échange des noms
« Nommer, c’est créer, et imaginer, c’est naître. » écrivait Octavio Paz dans Libertad bajo palabra. Serge Pey, passionné d’étymologie (voir cette interview à propos de son recueil Venger les mots) et de taureaux ne pouvait être que fasciné par l’échange des noms entre Carmen et le matador Joselito : Carmen Gomez, quand elle était encore apprentie danseuse enfant, a rencontré le grand matador José Gómez Ortega, dit « Joselito » qui a reconnu en elle une future grande danseuse et lui a donné son nom. Serge Pey interprète ce don de nom comme un don sacrificiel du nom à l’origine de la carrière de danseuse de La Joselito. En effet, en 1920, quelques années plus tard, Joselito a trouvé la mort face à un taureau nommé El Bailador (le danseur). Serge Pey relève qu’après avoir donné son nom à une danseuse le matador s’est retrouvé sans nom et désarmé face au taureau danseur.
Extrait de la Chanson du ruiseñor dans la « La guitare de coquelicot »
« Partager un nom
c’est le couper sur sa tranche
et non en son milieu
comme une feuille morte
de papier. »
Extrait du poème Sur le nom de Carmen Ascencio dans « Dialectique du compás ».
« Ainsi Carmen fut mariée à un mort qu’elle célébra en dansant.
La danse est toujours une enfant de la guitare.
Chaque corde étouffe les enfants qu’on n’a pas et les guitares nous noient dans le puits où nous dansons avec les morts. »
Ce livre de Serge Pey est un voyage fascinant dans l’imaginaire du flamenco et une belle introduction à l’univers plastique et poétique de ce grand artiste. Pour des précisions biographiques sur La Joselito, je vous recommande l’ouvrage La Joselito à l’Âge d’or du flamenco ; ethnologie d’une passion d’Annie Cathelin aux éditions L’Harmattan.
© Philippe Grand, novembre 2018.